6

 

Après avoir retraversé le fleuve en toute hâte, ce fut avec un immense soulagement que chacun rentra au palais, et regagna ses quartiers, avide de chaleur, de festin et de divertissements. Touthmôsis et Hatchepsout prirent leur repas dans les appartements d’Ahmès, installés sur des coussins, éclairés par une multitude de petites lampes. Ils dînèrent de bon appétit, servis par les esclaves silencieux qui présentaient le vin, l’oie rôtie, les desserts et l’eau chaude. Touthmôsis lui-même se montrait détendu à présent que le deuil avait pris fin. Le lendemain, il convoquerait ses espions, pour leur ordonner de se mettre en chasse, mais pour l’instant il souriait, plaisantait et regardait tout le monde avec bonté.

Pour Hatchepsout, les sombres mystères s’étaient évanouis. Il était grand temps de penser à l’avenir, à l’école et à ses amis, à Nébanoum et aux animaux. À la fin du repas, sa mère fit venir la musicienne qui touchait le nouveau luth de façon si plaisante ; la jeune femme s’approcha et montra à la petite fille comment exécuter une mélodie. Hatchepsout était ravie.

— J’en voudrais un à moi ! dit-elle. Tu viendras tous les matins dans ma chambre pour m’apprendre à jouer ! J’aimerais tant connaître les merveilleux chants de ton pays. M’en donnez-vous la permission ? ajouta-t-elle en se tournant vers Touthmôsis.

— Fais ce qu’il te plaît, répondit-il. Du moment que tu travailles bien à l’école et que tu obéis à Nosmé. Tu peux t’en aller, dit-il à la jeune musicienne qui salua en rougissant et obéit. Quel peuple extraordinaire ! ajouta-t-il à l’adresse d’Ahmès. Malgré les impôts que lèvent mes vizirs, ils trouvent encore le temps de faire une musique sublime. Aujourd’hui, ces gens du Nord chantent et dansent dans toutes les tavernes de Thèbes ; Ipouky l’aveugle apprend lui aussi à jouer de ce luth. Hatchepsout, dit-il en se levant de table, tu retournes à l’école demain. Dors bien.

Elle le salua en faisant la grimace.

— Et le paresseux Touthmôsis lui aussi ! ronchonna-t-elle. Oh ! Père, je préférerais aller chasser dans les marais avec vous ce printemps, plutôt que de rester assise à côté de ce garçon grincheux et ennuyeux.

Un éclair de plaisir parcourut le visage de Touthmôsis.

— Vraiment ? Et tu préférerais aussi tenir les rênes du char plutôt que ta plume de roseau ?

— Oh, oui ! Que ce serait bien ! dit-elle les yeux brillants d’excitation.

— Et les rênes du gouvernement, ma petite fleur ? poursuivit-il.

Ahmès retint une exclamation et se redressa brusquement.

— Et un pays où laisser l’empreinte de ton nom, petit Horus ?

Les paupières baissées, il sourit à demi sous le regard stupéfait d’Hatchepsout.

— Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas, père. Mais il y en a une que je commence à savoir. Une femme ne peut pas gouverner. Une femme…, poursuivit-elle en jetant un regard à sa mère qui évita soigneusement de le lui rendre, une femme ne peut pas devenir pharaon.

— Et pourquoi pas ?

— Alors là, je n’y comprends plus rien, répondit-elle en riant. (Puis elle se glissa vers son père et lui caressa le bras.) Pourrais-je apprendre à manier les chevaux ? Et à lancer le javelot ?

— Je ne vois aucune objection à ce que tu prennes quelques leçons. Tu commenceras avec le lancer, car les chevaux exigent une poigne solide.

Hatchepsout se dirigea en dansant vers la porte, où l’attendait Nosmé.

— Touthmôsis ne va pas être content ! Il sera même furieux ! Merci, puissant Horus, vous ne serez pas déçu.

Après leur départ, Ahmès se tourna vers le roi, son époux.

— Grand Pharaon, ma position m’autorise à vous faire part, à l’occasion, de mon avis. Puis-je le faire à présent ?

Touthmôsis la regarda, plein d’une tendresse légèrement embrumée par le vin.

— Parlez. Vous savez l’importance que j’accorde à vos paroles, dit-il en prenant une noix.

Ahmès alla s’installer sur un siège.

— Je ne connais pas vos projets en ce qui concerne votre succession au trône. Je ne les connaissais pas non plus auparavant, mais du vivant de Néférou cela ne présentait aucun problème. Touthmôsis l’aurait prise pour épouse en vous succédant, selon la coutume de nos ancêtres et ainsi que l’exige Maât. Mais à présent tout se complique. L’Égypte se retrouve avec un fils de sang royal, mais sans fille en âge de légitimer ses prétentions, car la petite Hatchepsout est bien évidemment trop jeune pour se marier. Or, chaque jour qui passe, mon cher époux, vous vous faites plus vieux.

(Elle hésita à poursuivre, mais devant le silence du pharaon, sa voix s’éleva de nouveau et les mots se précipitèrent sur ses lèvres.) Faites-moi part de vos pensées. Je souffre ! Je sais votre sentiment sur Touthmôsis. Je sais combien il vous est cruel de n’avoir que lui pour fils ; quant à Wadjmose et Amon-mose, ce sont des hommes à présent ; ils ont bâti leur vie et implanté leur famille loin de Thèbes. Allez-vous rappeler l’un d’eux ? Vous ne pouvez en aucun cas espérer remettre la double couronne à Hatchepsout ! Les prêtres ne le permettraient jamais !

Elle ouvrit grand les bras d’un air suppliant et Touthmôsis leva les yeux vers elle.

— Ne changez rien, grand Horus ! N’allez pas à l’encontre des lois de Maât ! La guerre et le crime en seraient le prix !

Touthmôsis but une gorgée de vin, en savoura le bouquet, puis se rinça les doigts. Il esquissa un pâle sourire, se dirigea vers la couche d’Ahmès et s’y laissa tomber lourdement en attirant à lui son épouse. Il prit son visage dans ses mains et l’embrassa.

— Allons-nous donner au royaume une autre petite fille ? Ou bien un fils ? Vais-je rappeler, du désert mes fils et favoriser l’un au détriment de l’autre ? Vais-je m’empresser de marier Touthmôsis et Hatchepsout ?

La main qui serrait l’épaule d’Ahmès n’avait plus rien de tendre, les traits de Touthmôsis s’étaient durcis, mais Ahmès savait bien qu’elle n’était pas l’objet de son courroux.

— Ils s’attendaient à trouver en moi un pauvre vieux fou, prêt à se laisser manipuler comme un malheureux eunuque nubien ! Chère Ahmès, je suis Maât, et tant que je vivrai, l’Égypte et ma personne ne feront qu’un. Ma décision est prise. À vrai dire, voilà plusieurs semaines que je me suis décidé, alors que Néférou gisait encore dans la Maison des Morts. Je ne laisserai pas Touthmôsis, ce fils écervelé et incapable, s’asseoir sur le trône et mener le pays à la ruine. Par ailleurs, je n’ai pas l’intention d’imposer à ma petite Hatchepsout un joug aussi pénible que fastidieux. Les chaînes qui lui sont destinées sont des chaînes d’or. Elle est Maât. Bien plus que moi-même, bien plus que ce stupide Touthmôsis. Elle est l’enfant d’Amon. C’est elle que je nommerai prince héritier, et ce dès demain.

Il se serra plus près de son épouse.

— Je n’ai que faire des objections des prêtres. L’Égypte entière m’adore et me vénère. Ils m’obéiront, ajouta-t-il en cherchant à nouveau les lèvres d’Ahmès.

« Tout cela est parfait, pensait Ahmès, mais que se passera-t-il à votre mort, puissant pharaon ? »

 

Le jour suivant, la déclaration de Touthmôsis secoua davantage le pays que deux cents ans d’invasion, de guerre et de famine. Les hérauts du royaume sillonnèrent la contrée du nord au sud, enflammant à l’annonce de leurs nouvelles Memphis, Bouto, Héliopolis, dont les rues s’emplissaient d’une foule curieuse. Au sud de la Nubie, les hommes du Kouch et les nomades Chasous écoutèrent ces nouvelles dispositions d’une oreille belliqueuse, en essayant de deviner de quel côté allait tourner le vent. Dans les fermes et les champs, les paysans y prêtèrent une attention distraite, et retournèrent à leur labeur en haussant les épaules. Le dieu savait ce qui était juste, cela seul leur importait. Mais au palais même, le jeune Touthmôsis écouta le discours de son père dans un silence pesant, sans que rien ne trahît sa haine grandissante.

Seule Hatchepsout reçut calmement la nouvelle. Tout en le dévorant de ses grands yeux noirs, elle écouta son père avec sérénité.

— Je suis bien le prince héritier Hatchepsout ? demanda-t-elle posément.

— Oui.

— Je serai pharaon ?

— Oui.

— Vous avez le pouvoir qu’il en soit ainsi ?

— Oui, encore, répondit-il en souriant.

— Et les prêtres ?

Sa question le surprit. En la regardant, vêtue de son pagne d’une propreté douteuse, le ruban de ses cheveux et l’une de ses petites sandales dénoués, il fut envahi d’une bouffée de tendresse et d’angoisse. À certains moments, elle lui paraissait impénétrable ; non plus une enfant, mais un être en communion étroite avec les dieux dont elle tirait son aura. Il sentait profondément en elle une volonté, une détermination et une puissance naissante qui ne demandaient qu’à s’employer.

Il lui répondit comme à l’un de ses ministres.

— J’ai discuté avec Ménéna, cette nuit. Il n’est pas content. À vrai dire, il est blessé, mais je lui ai fait comprendre qu’il est en mon pouvoir de nommer un autre grand prêtre à sa place.

En fait il ne s’était pas contenté de proférer des menaces à l’encontre de Ménéna, mais il ne voulait pas accabler d’un trop lourd fardeau les frêles épaules de sa fille en lui révélant la véritable cause de la mort de sa sœur. En outre, il hésitait à rendre public un sujet aussi délicat, susceptible de prendre une allure de scandale. Il tenait à éviter toute souffrance à sa petite fleur, dût-il se sentir coupable du soulagement qu’il avait éprouvé à la mort de Néférou.

Au lever du jour, l’un des prêtres du temple était venu l’informer de certaines rencontres mystérieuses dans les jardins entre Ménéna et un autre individu. Après l’avoir écouté avec intérêt, Touthmôsis avait convoqué Ménéna. Avec une sorte d’admiration teintée de dégoût il étudia le visage de son ancien ami, qui ne laissait rien percer de son inquiétude, à l’exception d’un léger mouvement de sourcil.

Après s’être prosterné, le grand prêtre attendit calmement, les mains dissimulées sous sa robe, les yeux au loin. Le pharaon accorda un dernier entretien à celui qui avait été à la fois un père, un frère et un confident pour lui, celui auquel il avait confié par amour et par gratitude les pouvoirs qui avaient fini par le corrompre.

— Je suis au courant de tout, lui dit-il posément, de cette voix suave qui avait le don de faire fuir les esclaves. Quelle maladresse de ta part, mon ami ! Néférou-khébit morte et une fois mon fils marié à la petite Hatchepsout, les prêtres auraient vu leur pouvoir s’étendre considérablement après ma disparition.

Il s’approcha de Ménéna au point de l’obliger à rencontrer son regard.

— Et parlons-en de ma disparition ! T’apprêtais-tu également à la favoriser ? Parle ! Mais parle donc si tu tiens à la vie !

Ménéna recula de quelques pas, les yeux baissés.

— Tel le dieu, vous voyez tout et savez tout. À quoi bon parler ? Si je parle, n’est-ce pas livrer ma tête au bourreau ?

Touthmôsis le regarda encore quelques secondes avant de s’exclamer d’un air méprisant :

— Vous les prêtres ! Vous n’êtes que des intrigants ! De rusés hypocrites ! Et quand je songe qu’entre tous, c’est toi qui fus capable d’en arriver à cette extrémité ! Toi, mon ami, mon allié dans l’adversité du temps de notre jeunesse ! Mais aujourd’hui, tu es une vipère, Ménéna ! Nous n’avons plus rien à nous dire. Au nom de notre ancienne amitié, je ne vais ni te condamner à mort ni te déshonorer. Je t’exile. Tu as deux mois pour disparaître. Moi, bien-aimé d’Horus, je veux qu’il en soit ainsi jusqu’à la fin des temps.

Touthmôsis se tut un instant, puis s’éloigna.

— Emmène avec toi tes répugnants amis, ajouta-t-il.

Ménéna ricana.

— Majesté, répondit-il en se dirigeant vers la porte, de tout ce que vous avez dit, chaque mot est vrai. Mais ne négligez pas pour autant d’examiner votre âme. Voyez ! Ne vous ai-je pas rendu malgré moi un grand service ? Mon cœur est peut-être noir et rongé d’ambition, comme vous le dites, mais qu’en est-il du vôtre ? Et au nom de qui vous mettez-vous en colère ? Au nom de Touthmôsis, votre fils ?

Avec un petit rire sarcastique, Ménéna sortit.

Touthmôsis s’était rassis lourdement, tremblant et essoufflé. « Je vieillis », avait-il pensé.

Maintenant, en se remémorant ce pénible moment, la colère accélérait les battements de son cœur.

— Les prêtres s’agitent, mais ils doivent se consacrer au dieu, et tu es l’enfant du dieu, n’est-ce pas ?

Hatchepsout sourit, et le pharaon lui rendit son sourire. Main dans la main ils sortirent admirer les fleurs dans les jardins. Touthmôsis se sentait à nouveau étonnamment jeune, le cœur soulagé d’un grand poids ; quant à son fils, il n’y songeait pas le moins du monde. « Je lui donnerai une épouse, deux s’il le désire, et le nommerai vice-roi en province. Mais il n’aura pas ma petite Hatchepsout », pensa-t-il joyeusement. Il savait bien que de tels projets ne cadraient pas avec la rigoureuse discipline du gouvernement, qu’ils n’auraient pas dû effleurer l’esprit d’un pharaon ; mais pour la première fois de sa vie, il avait choisi d’écouter la voix du cœur, et cela le rendait heureux. Il lui apprendrait l’art de gouverner, et tout serait pour le mieux.

— N’as-tu pas un désir à exprimer, Hatchepsout ? lui demanda-t-il soudain. N’y a-t-il aucune faveur que je puisse t’accorder ? Tu sais que les responsabilités qui t’incombent à présent ne seront pas de tout repos.

Elle réfléchit un instant tout en mâchonnant un brin d’herbe. Soudain son visage s’illumina.

— Une faveur ? Oui, père, j’en ai une à vous demander car j’ai contracté une immense dette envers quelqu’un et je ne suis pas sûre de pouvoir m’en acquitter. En revanche, cela vous serait certainement facile…

— Comment peux-tu donc devoir quoi que ce soit ?

— Un jeune novice m’a rendu service, il y a quelque temps. Pourrais-je lui demander ce qui lui ferait plaisir ?

— Certainement pas ! Ce n’est qu’un paysan !

Touthmôsis prit un air renfrogné et se mit à taper nerveusement du pied ; les serviteurs attendaient, indécis.

Hatchepsout cracha le brin d’herbe et fit face à son père, les poings sur les hanches et les sourcils froncés.

— Vous m’avez promis une faveur, et je vous ai fait part de mon souhait. Un pharaon ne revient jamais sur une parole donnée. Puissant Horus, tous les prêtres sans exception sont-ils indignes de vos regards ? Quant à ce jeune novice, ce paysan, il m’a rendu un tel service, que s’il avait été noble vous l’auriez nommé sur-le-champ prince Erpa-ha !

Touthmôsis leva les sourcils d’un air surpris.

— Vraiment ? Prince Erpa-ha ? Quelle générosité ! Pour bénéficier d’un tel honneur, il lui aurait fallu au bas mot sauver la vie du prince héritier !

La petite fille frappa du pied pour dissimuler la surprise que lui causait la pénétrante perspicacité de son père.

— Puis-je lui parler ? Le faire venir dans mes appartements ? Je vous en prie !

— Ceci est du plus haut intérêt, ma petite fille. Tu peux le faire appeler. Occupe-t’en demain, je viendrai et honorerai ce… ce paysan de mon auguste présence.

— Non !

Elle naviguait à présent dans les mêmes eaux dangereuses et imprévisibles que lors de cette fameuse nuit où soufflait le khamsin.

— Votre présence l’intimidera, père. Il n’osera rien dire et je ne pourrai savoir quel est son vœu le plus cher.

— Fais ce que tu veux, répondit brusquement Touthmôsis en secouant la tête. Mais tu viendras me voir après et me raconteras tout ce qui s’est passé.

Il reprit sa promenade, Hatchepsout trottant sur ses talons. À vrai dire, elle avait totalement oublié Senmout, jusqu’au moment où son père avait parlé de faveurs, mais à présent, tout excitée, elle se mit à penser à leur entretien. Soudain, elle s’arrêta net. Elle parvenait parfaitement à se rappeler sa voix – forte, aimable, déjà virile – elle s’en souvenait avec plaisir, mais curieusement, son visage lui était totalement sorti de l’esprit.